À l’aube des beaux jours et de notre envie — de plus en plus grande — de déguster une douzaine d’huîtres au soleil, j’aimerais attirer votre attention sur la boisson que vous choisirez pour les accompagner. Ce choix décidera d’une expérience qui ira de banale à exceptionnelle… à vous de décider !
Malgré une année d’isolement qui vous aura permis de faire la cartographie des cavistes de votre quartier, de parcourir la France à travers ses cépages, ses appellations, ses domaines et ses décennies, oubliez s’il vous plaît votre sélection de vin blanc pour un instant et venez avec moi.
Vous pourrez ressortir votre Château Yquem pour le fromage et le Greno pour le dessert, n’ayez crainte… Mais de grâce, laissez votre flacon profiter de son bain, posez ce tirebouchon que vous manipulez avec fébrilité nous n’en aurons pas besoin pour l’instant.
Pour accompagner vos huîtres, cette fois-ci, choisissez une belle bouteille de saké (ou nihonshu en japonais), vous serez surpris. Il se trouve que les produits de la mer s’entendent bien mieux avec le saké qu’avec le vin blanc ; ils interagissent pour développer chacun les saveurs de l’autre.
Pour les plus sceptiques qui froncent les sourcils en regardant si le blanc flotte toujours à côté d’eux, revenons aux bases.
Contrairement à une idée reçue largement installée dans l’esprit des néophytes, le saké n’est pas un alcool fort puisqu’il est fermenté et non distillé. On le confond à tort avec le « saké chinois » appelé baijiu qui est l’eau de vie que l’on vous propose en fin de repas dans les restaurants traditionnels.
Bien que le saké japonais se boive dans des coupelles en terre ou en verre qui ressemblent à des shooters, il ne faut pas se méprendre ; on ne parle pas de digestif. Le titrage d’un saké est généralement compris entre 11 % et 15,5 % et ne dépassera que très rarement les 16-17 % vol. Il existe au Japon des alcools de riz distillés bien plus forts que l’on appelle shochu ou awamori, mais les comparer avec ce que je vous propose reviendrait à mettre dans le même sac le vin et le cognac et l’on ne fait pas ça ici !
Comme pour les vins, on ne peut pas faire de généralité gustative puisqu’il existe une palette de saveurs et de flaveurs extrêmement large. Il n’est pas possible de dire que l’on n’aime pas le vin si l’on n’a pas eu la curiosité de comprendre et de goûter différents cépages, appellations ou origines. Un mauvais verre de rouge ne peut pas refermer la porte du monde de l’œnologie, alors il en est de même pour le saké.
Il n’est pas forcément aisé pour un français d’assimiler les variations entre tous les types de sakés puisque le vocabulaire japonais est compliqué à retenir et parce qu’un grand nombre d’éléments vont venir influencer le parfum du produit final. Pour rendre cela plus digeste voici un schéma qui vous aidera à mieux comprendre :
Le riz utilisé pour le saké, le sakamai, diffère considérablement du riz de consommation ; le riz de table pour être savoureux doit être riche en protéines et en lipides, mais ces éléments une fois fermentés sont à l’origine d’un goût désagréable et d’une amertume nommée zatsumi en japonais. Les riz à saké sont aussi plus gros, ronds et amidonnés, on y remarque un centre très opaque et blanc ; il existe de multiples variétés comme l’omachi, le yamadanishiki, etc.
Avant d’utiliser le riz, les producteurs vont réaliser une étape appelée polissage qui va permettre d’éliminer progressivement l’extérieur du grain afin de ne garder que le cœur amidonné. Le pourcentage de polissage est un des éléments primordiaux pour comprendre le saké ; plus le grain est poli, plus l’alcool déploiera des notes florales, moins il le sera, plus il développera des notes de céréale.
L’eau joue aussi un rôle important dans l’élaboration du saké puisqu’elle va influencer la sakéification. C’est pour cela que les sakagura (maison de production) s’installent en priorité dans des zones ou l’eau est reconnue pour ses qualités. Plus l’eau est douce plus la fermentation sera lente et donc le goût de saké sera léger, tandis que l’eau chargée en minéraux et donc dure, produira un saké plus corsé.
L’aspergillus oryzae (appelé koji) est certainement le champignon le plus noble du japon, puisqu’il est la base de shoyu, du saké, du mirin, du katsuobushi, etc. Contrairement à ce que l’on croit, il ne s’agit pas d’une levure, mais d’un micromycète[1] un élément bien plus complexe, qui au contact du riz cuit va transformer les longues chaînes de protéines en de multiples acides aminés. On compte 5 fois plus d’acides aminés dans le saké (environ 300 mg/100 ml) que dans le vin blanc (environ 60 mg) ; celui présent dans la plus grande quantité s’appelle l’acide glutamique. Eh oui, c’est bien la molécule à la base de la saveur umami reconnue par le scientifique japonais Kikunae Ikeda ; on la retrouve à l’état libre dans des algues comme le kombu et aussi en abondance dans le parmesan. Durant la sakéification on observe une saccharification, l’amidon se change en sucre, puis une fermentation alcoolique, les sucres se transforment en alcool. On parle de fermentation multiple en parallèle, c’est ce processus qui donne sa singularité au saké puisque c’est la seule boisson au monde qui utilise cette double fermentation.
Après filtration, de l’alcool neutre peut être ajouté pour obtenir du saké non junmai dont le profil est plus aromatique et parfumé que le saké junmai (pur riz, eau et koji).
Pour mieux visualiser les différents types de saveurs, on représente souvent les sakés sous forme de pyramide :
Il existe aussi des sakés spéciaux :
Les nama qui sont non pasteurisés et qui ont un profil plus vif et frais.
Les nigori qui sont plus ou moins filtrés et qui ont un aspect trouble voir onctueux, ils sont doux et parfumés avec un goût de riz et parfois une belle odeur de yaourt ou de banane.
Les genshu dans lesquels on ne rajoute pas d’eau après la fermentation, ils ont un profil plus puissant et peuvent être plus alcoolisés.
Les happoshu qui sont des sakés pétillants.
Les koshu qui maturent en cuve au moins 3 ans.
Les Taruzaké qui maturent quand à eux dans des fûts en bois.
Les sakés sont donc multiples par leurs saveurs et leurs odeurs extrêmement différentiées. C’est pour cela qu’il faut prendre le temps de découvrir leurs différences, leurs régions et leurs producteurs. Comme pour le vin, le whisky, le cognac… il faut se créer un palais à travers de multiples dégustations ; ce n’est que comme ça que vous construirez votre goût et identifierez ce qui vous plaît.
Mangez du poisson ou des huîtres et buvez immédiatement en suivant un verre de vin blanc. Vous verrez que les goûts iodés et métalliques seront désagréablement prononcés.
Pour en revenir à notre douzaine d’huîtres, le saké est leur allié de choix, car sa composition chimique va mettre en avant le goût iodé des fruits de mer de manière délicate.
D’une part, les aliments marins sont riches en acide inosinique qui est umami et comme nous l’avons vu précédemment le saké est très puissant en acide glutamique à l’origine de la saveur umami (il contient 5 fois plus que le vin blanc) ; la similarité entre ces deux aliments fait qu’ils fonctionnent naturellement bien ensemble. Mais le point le plus important qui devrait vous faire bannir le vin blanc de vos dîners iodés c’est la présence de fer dans cet alcool ; cet élément chimique va provoquer la peroxydation lipidique, donc l’oxydation des acides gras insaturés et créer un goût désagréable de marée dans la bouche. Les aliments marins sont riches en lipides insaturés et donc en hydroperoxydes (LOOH), ces derniers se dégradent dès la mort et vont au fur à mesure donner cette odeur poissonneuse caractéristique. Le fer agit comme catalyseur de cette réaction et augmente donc drastiquement la vitesse de ce processus. Pour les plus curieux d’entre vous, la formule de la réaction chimique se trouve après cet article[2].
Vous pourrez faire l’expérience… Mangez du poisson ou des huîtres et buvez immédiatement en suivant un verre de vin blanc. Vous verrez que les goûts iodés et métalliques seront désagréablement prononcés. A contrario, le saké qui ne présente que très peu de fer ne va pas oxyder les acides gras insaturés des fruits de mer ; la dégustation sera donc plus harmonieuse.
Nous avons pour habitude de consommer du vin blanc, car son acidité va permettre de nettoyer le palais alourdi par les graisses ; mais l’alcool lui-même élimine ce surplus. Chaque gorgée de saké va donc jouer le même rôle de respiration, mais sans ce déséquilibre acide ; mais pour les amateurs de cette saveur, il est possible de trouver des alcools de riz avec des éventails de pH large.
Versez doucement ce liquide cristallin au fond d’un beau petit verre, faites-le tournoyer gentiment pour l’apprivoiser et pour qu’il s’exprime. Son côté incolore avec de subtils reflets de jaunes vous surprend ; il est souple, laisse quelques larmes et parfume délicatement les parois d’une odeur de fleur et de riz.
Cela peut être déroutant la première fois, ce n’est pas un arôme commun dans notre tradition culinaire, mais on apprend à l’apprécier. En bouche, cet alcool déploie ses saveurs particulières et cet umami singulier tapisse le palais, sa rondeur enveloppe et son titrage plus élevé se fait sentir il réchauffe avec bienveillance les papilles.
Vos yeux se baladent jusqu’à cette dune de glace sur laquelle reposent des fines de claire, elles brillent et leur robe verte est sublimée par l’éclairage flatteur d’un soleil de fin de journée. Les doigts flânant au rythme du regard, vous faites votre choix et saisissez l’huître qui a attiré votre attention ; elle sent aussi bon qu’elle est belle, ses arômes de noisette et de mer vous font saliver à mesure que l’iode remplit votre nez. Vos lèvres s’appuient contre la surface rugueuse et froide de cette coquille, et après avoir inspiré une dernière fois cette promesse délicieuse vous aspirez ce petit bout de Charente.
Cette vague saline vous envahit et imprègne vos sens, tandis que la mastication laisse place à des goûts complexes de noisettes et de gras. Face à ce déploiement exquis, vous saisissez votre verre de saké et propulsez ces saveurs umamis et florales qui complètent de leurs belles notes cette sublime partition gustative, dans laquelle chaque molécule sapide va jouer son rôle et mettre en avant les autres. C’est dans cette harmonie délicieuse que le saké prend son sens contrairement au vin blanc qui peut provoquer une cacophonie…
Pour nous aider concrètement dans cette dégustation et pour vous permettre de véritablement faire l’expérience, j’ai demandé à Yoko Suquet Ito directrice de la boutique Kinasé de nous proposer trois références qui fonctionneraient particulièrement bien avec les huîtres. Sa boutique -dont je suis le voisin- située à Saint-Germain-des-Prés, rue du Dragon, propose des sakés de la région de Niigata. Cette province est réputée pour l’excellence de son riz et de son saké. Ce pays de neige et de montagne, situé au bord de la mer et au nord de Tokyo rassemble toutes les conditions pour faire un alcool de riz des plus savoureux. De plus Niigata est la seule préfecture à accueillir l’Institut de Recherche du Saké qui permet de faire évoluer l’art du saké par des recherches scientifiques sur le koji, sur de nouvelles variétés de riz ou sur de nouveaux protocoles de fabrication. Les sakés de Niigata sont donc réputés pour être les meilleurs du monde.
Afin de vous permettre de déguster les huîtres comme vous le préférez, nous avons réfléchi à une association de saké avec l’huître fraîche, le tartare de bœuf à l’huître et avec l’huître gratinée au comté. Il y aura donc trois sakés aux profils très différents pour accompagner ces plats au mieux.
Pour le plateau d’huîtres, Yoko Suquet Ito suggère un Ginjo Gokujo Yoshinogawa. Son nez de poire, de miel et de crème est très séduisant pour les novices puisqu’il reste délicat. À la dégustation, son goût très doux et discret peut surprendre. Mais ses saveurs minérales, son alcool peu enveloppant et sa belle acidité équilibrée rappellent certains vins blancs. C’est une belle référence pour commencer son initiation et pour se faire au goût du saké. Il y a un aller-retour surprenant entre douceur, sucrosité et acidité qui fait que les saveurs s’équilibrent bien en bouche. En associant cet alcool aux huîtres fraîches, on obtient une alliance qui fonctionne très bien. Pour le détail, ce saké est fait avec du riz Gohyakumangoku avec un polissage de 55 % et un ajout d’alcool brassé.
Pour le tartare, optez plutôt pour un Junmai Daiginjo Genshu Tenjinbayashi au nez fort fruité et floral. En bouche, le goût très puissant en umami et en note de fleurs saura vous séduire, sa très grande fraîcheur fruitée fait que l’on y revient avec envie. Ce saké d’exception est rare puisqu’il est limité à mille exemplaires. Son goût particulier vient du fait que cet alcool de riz est laissé à maturer sans pasteurisation pendant six mois dans une cave recouverte de neige. Sa saveur fruitée et florale s’associe très bien à l’huître et à la viande, on obtient en bouche de très belles notes. Il est fait à base de riz koshitanrei avec un polissage de 50 % sans ajout d’alcool.
Pour l’huître gratinée, Yoko Suquet Ito propose un Junmai Ginjo Tenshinbayashi Uonuma. Le nez est discret et peu sur la céréale, mais une fois en bouche le goût est riche et charnu, avec une sucrosité et un puissant umami ainsi qu’une très légère amertume en fin de bouche. C’est un véritable concentré de saveur qui saura mettre en avant le goût fort de l’huître cuite et du fromage. Ce saké est fait avec un riz koshitanrei avec un polissage de 50 % et sans ajout d’alcool.
Que vous soyez ou non convaincus par ces charmes nippons, la découverte et la connaissance sont d’agréables maîtresses pour un gourmet. Et puis le principal quand on a bon goût c’est de prendre du plaisir qu’importe la science ou l’étiquette ! N'est-ce pas ?
Pour plus d’informations et pour découvrir ce merveilleux univers, je vous invite vivement à aller découvrir la boutique Kinasé.
Kinasé, 28 rue du dragon, 75006 Paris
Fermée le dimanche Ouverte du lundi au samedi : 11h-18h.
01 43 20 70 92
[1] L’aspergillus oryzae est un champignon de la famille des ascomycètes comme les penicilliums, les morilles ou les truffes. Ce sont des champignons sans chapeau à l’inverse des basidiomycètes comme les cèpes, les chanterelles, les pleurotes ou encore les trompettes de la mort. [2]
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